Anne habite ses livres…

par Françoise Jaunin, critique d’art, journaliste

noir

C’est l’histoire d’une dame qui vit sa vie dans ses livres. Ou plutôt qui la revit dans leurs pages chamarrées et douloureuses à la fois pour mieux l’exorciser et pour s’en guérir, peut-être. Sa vie n’est pas assez vécue qu’elle ne l’ait dessinée, peinte et écrite. Ses rêves et ses tourments, ses questions et ses désirs, ses démons et ses fêlures : tout, elle y dessine, y peint, y écrit et y enlumine tout ce qui la touche, la blesse ou la révolte, et avec tout ce qui lui tombe sous la main. Le livre, c’est un peu son alter ego : son confident le plus intime, en même temps que son messager le plus sensible vers les autres. Elle lui dit tout, il partage tout. Elle peint des toiles aussi, et de grandes feuilles de papier marquées elles aussi au sceau de l’urgence à dire et à conjurer, mais elles apparaissent un peu comme des pages détachées de son journal de vie. Et chez elle, dans son appartement, sa peinture et ses mots débordent jusque sur les murs, les meubles, les cadres de portes, les miroirs…  ! On s’y sent comme à l’intérieur même de l’un de ses livres, dans cet univers onirique et foisonnant qu’elle s’est créé et qui imbrique inextricablement le tragique avec le merveilleux, le tendre avec le cruel, le tragique avec le cocasse, comme il conjugue aussi, avec un brin de malice, le kitsch avec le raffiné, le trash avec le précieux, et le trop avec le peu.
C’est généralement là, dans sa cuisine et en compagnie soyeuse de sa chatte noire Princesse Rimbaud (le portrait du poète est d’ailleurs affiché au mur, juste derrière), que ses livres voient le jour.

Anne a toujours aimé les livres. Sa maman lui a raconté que, toute petite, elle avait reçu une petite poussette en osier. Mais plutôt que ses poupées, c’est ses livres qu’elle aimait y coucher et y promener. Rien d’étonnant donc si, plus tard, elle a suivi une formation de libraire. Les livres : quel plus formidable tremplin vers d’autres vies, d’autres mondes, d’autres possibles ? Sauf que passées ses années de petite fille puis de libraire passionnée de lecture -une passion qui ne l’a jamais quittée-, elle a fait du livre non plus ce point de départ vers des ailleurs étonnants et pluriels, mais bien le point d’arrivée du monde en elle, ou plutôt un point de rencontre entre ce qui lui arrive du monde extérieur et ce qui monte de son monde intérieur. Elle a fait du livre sa maison. C’est là qu’elle consigne ses interrogations et ses inquiétudes les plus profondes et les plus intimes. Mais le plus intime,
le plus profond et le plus personnel ne rejoignent-ils pas, au bout du compte, ce qu’il y a de plus universel, éternel et partagé ? Les thèmes de ses livres sont les grands sujets qui hantent aussi l’humanité : la mort, l’amour, le désir, le sexe, la solitude, les pêchés, l’alcool, la folie, le suicide ou l’holocauste qui ne cesse de la hanter, celui d’Auschwitz et Birkenau bien sûr, mais aussi toutes les exactions abominables qui continuent d’être commises en dépit de tous les « Plus jamais ça » !

Anne habite dans ses livres. Ils déploient ce qu’elle appelle son petit théâtre. Comme un théâtre, ils sont des concentrés de monde. Ils expriment tous les sentiments de la vie. Ils en disent tous les drames, les travers et
les dérisions. Ils mettent en scène tout ce qui se passe au dehors, dans la sauvagerie impitoyable de la vraie vie, comme tout ce qui se passe en dedans, dans les profondeurs obscures et compliquées de l’inconscient. L’intérêt du livre, c’est qu’il introduit dans la peinture et le dessin la dimension du temps. Il implique un parcours, une traversée. Une page après l’autre, une scène après l’autre, une séquence après l’autre, il déroule un récit, raconte une histoire à plusieurs épisodes, avec chacun sa mise en scène et son décor propres.

Anne a toujours dessiné et peint. Non seulement, elle n’a jamais cessé de le faire, mais sa pratique est compulsive, obsessionnelle, existentielle. Faut-il pour autant la ranger parmi les auteurs d’art brut ? Certainement pas. Si elle n’a pas fait d’école d’art (si cela n’avait tenu qu’à elle, elle aurait rêvé d’en suivre une), elle s’est fabriqué une culture artistique toute seule et son travail a beaucoup évolué depuis ses débuts exprimés dans une veine naïve, avant de se trouver un univers propre. Ensuite elle expose -même si c’est assez rarement- dans des galeries et musées qui appartiennent au circuit du marché de l’art : feues les Galerie Luna à Vevey ou de la Poste à Riex, la galerie Nane Cailler à Pully, le Musée Jenisch à Vevey…  Elle va voir des expositions d’autres artistes et elle admire notamment Matisse au rayon de l’art moderne et Annette Messager dans le champ de l’art contemporain. Et si l’intuition est bien son premier moteur et son premier guide, elle n’en a pas moins un vrai regard sur son travail.

Mais si elle ne saurait être rattachée à l’art brut au sens où l’entendait Dubuffet (qui d’ailleurs admettait lui-même que les contours en sont bien moins nets et tranchés que la définition qu’il en avait donnée), elle est assurément une singulière de l’art, une non-alignée, une décalée qui s’exprime en toute liberté et à contre-courant des modes et tendances du moment. Et avec ce quelque chose que tous – ou presque- nous avons hélas perdu : cette part d’enfance, ce libre accès -derrière ses interrogations et mal-êtres d’adulte- à l’univers des démons et merveilles de l’enfance.

C’est dans ses livres qu’elle trouve son langage le plus original, avec un sens inventif et ludique de la récupération et un plaisir gourmand et tactile des différentes matières et objets qu’elle y colle et assemble : tissus et cabochons chatoyants, dentelles, pétales de fleurs, pièces de monnaie, papier doré, rubans, fragments de poupées démembrées…, Elle réinvente une deuxième vie à tous ces objets trouvés, rebuts et autres brimborions qu’elle associe, fixe et bricole à la diable, sans l’ombre d’un souci de bienfacture artisanale. Mais avec toujours ce sens de la mise en scène qui lui fait trouver des dispositifs d’encadrement sur chaque page, comme une mise en abîme de chaque dessin et de chaque texte, et de présenter la couverture de ses livres comme une scène de théâtre miniature. Le dos du livre est très souvent capitonné de velours, comme un rideau de scène ouvert.
En même temps, sur ce rideau, la reliure fait aussi l’objet d’une grande attention. Elle est attachée ou cousue avec des lanières en cuir ou des attaches bien visibles.

Anne a toujours écrit aussi. Des phrases lapidaires, des aphorismes le plus souvent sombres et cruels.
Le dessin précède toujours les mots. Mais les mots ont aussi leur propre nécessité et leur forme sur la page.
Les dessins ne sont pas plus l’illustration des mots que les mots n’expliquent ou commentent les dessins.
Ils se font écho à travers deux langages différents, comme les deux versants d’une même interrogation, d’un même désir ou d’un même tourment. A de rares exceptions près, comme ce livre drolatique intitulé Les rondes, les grosses, les pulpeuses, ses sujets sont lourds et douloureux. Mais en même temps, sous l’exubérance de l’image et l’économie des mots, il y a, pour les conjurer, ce plaisir jubilatoire d’assembler formes et matières,
cet émerveillement théâtral, ce ton qui n’appartient qu’à elle, à la fois grave et primesautier.

Tous les livres d’Anne sont réalisés en pièce unique, sans jamais d’idée d’édition à tirage multiple.
Comment d’ailleurs imaginer ce genre de bricolage précieux et dérisoire en séries industrielles?
Chacun d’eux tient à la fois d’un acte poétique existentiel et d’un défi complètement hors normes résistant
à toute technique de reproduction. Comment ne pas être touché au plus profond par ces cahiers collés et
cousus de perles et de douleur, ces carnets fabriqués de bric et de broc magnifique et tout chargés de larmes,
de détresse et de tendresse ?