Des livres singuliers

par Silvio Corsini, Conservateur de la Réserve précieuse de la BCUL

noir

Je connaissais les livres d’Anne M. Bourgeois. Je ne connaissais pas Anne M. Bourgeois.

La première fois que je l’ai rencontrée, chez elle, à Vevey, dans cet immeuble mi artisanal mi urbain d’un autre temps, j’ai eu l’impression de pénétrer au cœur même d’un de ses livres. Espace habité. Animé. Enchevêtrement d’images, d’objets apparemment à la dérive. Apparemment seulement. L’ensemble renvoyait à un vécu, à une esthétique que j’avais le sentiment de connaître – et qui faisait sens. Comme si dans ses livres, AMB nous donnait un peu de sa vie à vivre. Des bribes, mais des bribes s’inscrivant dans une structure vitale, organique, végétale aussi.

Nous avons bu un café. Nous avons parlé. Evoqué son travail, l’importance de dire, pour elle centrale.
Comme s’il fallait, urgemment, raconter. Pas seulement raconter. Pleurer, rire, dénoncer, déchirer, souffrir, prier, jouir encore. Amour-désamour, espoir-désespoir, folie-non-folie, vie-mort…
L’œuvre d’AMB, et ses livres les premiers, sont autant de transformations. Une masse en fusion qui doit sortir et s’approprier le monde. S’approprier son propre monde ? Et s’alléger.

Cette démarche passe par une sensibilité très particulière à la matière. Les livres d’AMB sont des créations matérielles autant que des cris. Pauvre ou riche, noble ou banale, brillante ou terne, lisse ou rugueuse, la matière se recycle dans la pensée de l’artiste par un geste de mise en perspective qui n’est pas sans évoquer le monde des hallucinations. Les papiers, les tissus, les treillis, les fils se répondent et s’opposent. Montages, collages et insertions multiplient les surfaces et les confrontations. Et puis le crayon. La trace de la main, toujours présente. AMB écrit ses dessins, tout comme elle dessine ses textes.

Ces jeux de matière et de pensée, ce flux apparemment – mais apparemment seulement !- incontrôlé pourraient sembler vain si leur fraîcheur et leur fragilité ne venaient en multiplier la force plastique et la pertinence.
Le geste, pour foisonnant qu’il soit, n’est jamais gratuit, et le jeu du livre devient manière de (se) recréer. Jeu de livres… jeu de miroirs ?

D’aucuns mettent un tigre dans leur moteur, Anne M. Bourgeois met du théâtre dans sa vie.
Et de l’art dans son théâtre.