Les eaux étroites – extraits

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« Mon esprit est ainsi fait qu’il est sans résistance devant ces agrégats de rencontre, ces précipités adhésifs que le choc d’une image préférée condense autour d’elle anarchiquement ; bizarres stéréotypes poétiques qui coagulent dans notre imagination, autour d’une vision d’enfance, pêle-mêle des fragments de poésie, de peinture ou de musique. De telles constellations fixes (les liens emblématiques qui se nouèrent dès les commencements des anciennes familles entre le nom, les armes, les couleurs et la devise ne seraient pas sans jeter un jour sur leur ori­gine), si arbitraires qu’elles paraissent d’abord, jouent pour l’imagination le rôle de transformateurs d’énergie poétique singuliers: c’est à travers les connexions qui se nouent en elles que l’émotion née d’un spectacle naturel peut se brancher avec liberté sur le réseau – plastique, poétique ou musical – où elle trouvera à voyager le plus loin, avec la moindre perte d’énergie. »

 

« S’il y a une constance dans la manière que j’ai de réagir aux accidents de l’ombre et de la lumière qui se distribuent avec caprice tout au long de l’écoulement d’une journée, c’est bien le sentiment de joie et de chaleur, et, davantage encore peut-être, de promesse confuse d’une autre joie encore à venir, qui ne sépare jamais pour moi de ce que j’appelle, ne trouvant pas d’expression meilleure, l’embellie tardive – l’embellie, par exemple, des longues journées de pluie qui laissent filtrer dans le soir avancé, sous le couvercle enfin soulevé des nuages, un rayon jaune qui semble miraculeux de limpidité – l’embellie mouillée et nordique de certains ciels de Ruysdaël – l’embellie crépusculaire au ras de l’horizon, plus lumineuse, plus chaude, que je vais revoir quelquefois au Louvre dans un petit tableau de Titien qui me captive : La Vierge au lapin. Une impression si distincte de réchauffement et de réconfort, plus vi­goureuse seulement peut-être pour moi que pour d’autres en de telles occasions, n’est pas sans lien avec une image motrice très ancienne­ment empreinte en nous et sans doute de nature religieuse : l’image d’une autre vie pressentie qui ne peut se montrer dans tout son éclat qu’au-delà d’un certain « passage obscur », lieu d’exil ou vallée de ténèbres. Peut-être aussi (l’image du jour penchant vers le crépuscule figurant communément le cours de la vie) la suggestion optimiste d’une halte possible dans le déclin, et même d’une inversion du cours du temps, est-elle faite à notre sens intime par ce ressourcement, ce rajeunissement du soleil de l’après-midi. Je ne doute guère en tout cas qu’une mémoire en nous plus haute, sensibilisée de nature à d’autres signaux que ceux du code de la route, se porte garante de la réalité de ces promesses vagues et en même temps véhémentes que nous font à chaque instant l’heure, le temps et la saison. Le soleil déjà déclinant que la traversée des étroits avait caché reparaît maintenant dans toute sa force ; là où il touche la surface de l’eau, cette eau il y a un instant encore si peu rassurante dans sa suggestion de profondeur apparaît presque opaque aux rayons, comme si elle était recouverte d’une pelli­cule de poussière. La lumière gicle en gerbes à travers le branchage des frênes et des saules ; on glisse de nouveau à travers un paysage d’été tendre et aéré, pavoisé aux couleurs du beau fixe, comme s’il y éclosait des ombrelles. »
 

« L’interdit qui m’arrête au moment de m’embarquer de nouveau sur l’étroite rivière immobile ne procède pas de la crainte de désenchanter un souvenir. Bien plutôt il tient à l’impuissance où l’on est, sinon de ranimer un rêve, du moins de retrouver dans l’état de veille à la fois sa lumière sans noyau et sans rythme, qui ne cesse de changer, sans pourtant entretenir le moindre rapport avec la vitesse et la lenteur. Les domaines d’Arnheim existent, et chacun au moins une fois dans sa vie les a rencontrés – mais le courant inexplicable qui saisit et porte sur l’eau l’esquif recourbé comme un croissant de lune, c’est le batte­ment du sang jeune, et comme une palpitation continue d’avenir. Les images que déroule tout voyage initiatique renvoient chacun en énigme à une rencontre préfigurée qu’elles font pressentir et qui les achèvera ; la puissance d’envoûtement des excursions magiques, comme l’a été pour moi celle de l’Evre, tire sa force de ce qu’elles sont toutes à leur manière des « chemins de la vie », qu’elles en figurent obs­curément à l’avance les climats et les étapes. Les prestiges matériels que je prête à l’Evre ne sont pas tous imaginés, et peut-être les trouve­rais-je encore intacts au long de cette promenade rétrospective que j’envisage quelquefois. Mais tout ce qui a la couleur du songe est, de nature, prophétique et tourné vers l’avenir, et les charmes qui autrefois m’ouvraient les routes n’auraient plus ni vertu, ni vigueur : aucune de ces images aujourd’hui ne m’assignerait plus nulle part, et tous les rendez-vous que pourrait me donner encore l’Evre, il n’est plus de temps maintenant pour moi pour les tenir. »