Méditerranée

Mimica Cranaki et Henriette Grindat, Méditerranée, 1957

  • 1. Lettre d’Albert Mermoud à Izis, 6 mars 1957, dossier « Méditerranée » (IS 4359, carton 26 F 289), Fonds de la Guilde du Livre, BCUL, Département des manuscrits.
  • 2. Voir Sylvie Henguely, « “…un objectif en flagrant délit de poésie” : Henriette Grindat, photographe des années 1950 », in Henriette Grindat : Méditerranées, cat. expo., Lausanne, Musée historique de Lausanne, 2009, p. 9, note 36.

Méditerranée, troisième album d’Henriette Grindat à la Guilde du Livre, paraît dans la foulée d’Algérie, en 1957. Le texte de l’intellectuelle grecque Mimica Cranaki accompagne les photographies. Faisant souvent référence à des auteurs antiques, il cherche à cerner ce que serait l’art de vivre méditerranéen. C’est bien là le programme qu’Albert Mermoud a imaginé pour le livre : dans une lettre adressée à Izis, il évoque un « air maritime, cet air de famille méditerranéen que je cherche à dégager du livre non sans peine »1. Il souhaite présenter cette fois non pas un pays, mais un climat, une atmosphère, un esprit qui seraient propres à plusieurs nations. Il fait naturellement appel à Henriette Grindat, familiarisée avec le pourtour méditerranéen non seulement par l’élaboration du livre précédent mais aussi par de nombreux autres voyages effectués au fil des ans2. Cependant, estimant les clichés de la photographe suisse incomplets, il contacte plusieurs autres artistes : Fulvio Roiter, Piergiorgio Branzi, Alfredo Camisa, Roger Walther, Bernard Rouget et Giraudon. Au final, Albert Mermoud choisira vingt images de ces six photographes et cinquante-cinq d’Henriette Grindat. Même si elle reste la seule photographe nommée en couverture (fig. 1), Grindat perçoit cela comme un affront. Une certaine tension naît entre l’éditeur et l’artiste, avant que le conflit ne s’apaise et qu’ils collaborent à nouveau pour Le Nil.

Méditerranée, photo Henriette Grindat, texte Mimica Cranaki, Lausanne, La Guilde du Livre, 1957, couverture.

Fig. 1, Méditeranée, couverture.

Comme Algérie, Méditerranée est un livre composite mêlant des textes rédigés pour l’occasion par Mimica Cranaki et des citations issues de contextes divers, de la Genèse à des auteurs contemporains comme Yvon Belaval. Parfois philosophiques, parfois poétiques, ces lignes prolongent la réflexion suscitée par les photographies. Pour tenter de faire partager au lecteur ce fameux « air méditerranéen », l’ouvrage s’appuie sur des images évoquant la culture, les populations et bien entendu la nature méditerranéennes. Car la figure centrale est bel et bien la mer, représentée dans tous ses états, tantôt calme, tantôt agitée, et infiniment modulée par les divers effets des rayons du soleil, qui semblent fasciner Grindat. On les retrouve au fil des pages, faisant étinceler l’eau et les côtes ou procurant des ombres profondes dans les arrière-pays asséchés. Ce jeu de l’ombre et de la lumière est une caractéristique centrale du travail de la photographe, qui attache également une importance fondamentale à la matérialité des choses. Pratiquant parfois le recadrage, elle en accentue la présence, en maîtrise la géométrie ou en souligne l’abstraction. Véritable ode à la mer, le livre célèbre un « air » commun aux Méditerranéens, tout issu qu’il soit de religions et de pays divers.

Page de titre

Au seuil de l’ouvrage resplendit une double page caractérisée par ses tons clairs (fig. 2). Le livre s’y ouvre sur une citation biblique, tirée de la Genèse : « et Dieu vit que c’était une bonne chose que la mer ». L’exergue s’accompagne ici d’une photographie, qui, comme la citation, a pour fonction de synthétiser l’ouvrage, ainsi que l’« air méditerranéen » qu’il entend restituer. Signée Piergiorgio Branzi, elle se distingue des suivantes par son extrême clarté. Ici, pas de combat entre l’obscurité et la lumière : le soleil domine largement, pas une seule ombre n’est perceptible. Sable, eau et ciel forment un dégradé de gris lumineux. La mer calme en arrière-plan et la frontière entre le sable et l’eau offrent les seules lignes horizontales. Cette horizontalité n’est rompue que par une fine barrière et un gros bloc de pierre. Elément imposant et énigmatique, ce cube symbolise la place majeure accordée à la roche dans l’ouvrage. Mais par son abstraction, ce monolithe lisse se distingue des parois rocheuses âpres qui orneront les pages suivantes : mystérieuse et géométrique, cette page initiale semble vouloir plonger le lecteur dans une paisible harmonie primordiale.

Architecture

  • 3. Luc Debraine, « Henriette Grindat, le soleil pour postérité », Le Temps, 25 mars 2010.

L’œuvre d’Henriette Grindat, jugée par certains « antijournalistique »3, ne s’attarde habituellement guère sur l’histoire événementielle ou les monuments représentatifs. Ici (fig. 3), la photographe confronte cependant deux bâtiments imposants de styles différents : le premier richement décoré, le second réduit à un simple appareillage. Grindat fait dialoguer ces deux architectures à travers la reprise d’un motif commun : le cercle. Les trois arches des voûtes répondent au plein cercle ouvert sur le ciel, ainsi qu’à un second rond dessiné par les rayons du soleil. Tout comme sur la page de titre, la géométrie domine, avec un fort contraste entre l’ombre et la lumière, caractéristique de Grindat. L’ombre fait ressortir les détails mauresques des voûtes, tandis que la lumière rappelle l’omniprésence du soleil dans le climat méditerranéen. Seules photographies prises à l’intérieur de bâtiments, ces pages ombragées offrent une pause au lecteur avant de repartir à la découverte des paysages ensoleillés.

Méditerranée, photo Henriette Grindat, texte Mimica Cranaki, Lausanne, La Guilde du Livre, 1957, p. 2-3.

Fig. 2, Méditerranée, p. 2-3.

Méditerranée, photo Henriette Grindat, texte Mimica Cranaki, Lausanne, La Guilde du Livre, 1957, p. 26-27.

Fig. 3, Méditerranée, p. 26-27.

Ode à la mer

Au début des années 1950, la mise en page des albums de la Guilde du Livre repose souvent sur la confrontation d’un texte et d’une unique image placés en face à face sur une double page. Plus les années avancent, plus l’agencement des photographies se fait cependant plus libre. Il arrive même que certaines pages se fragmentent en une juxtaposition de vignettes. C’est le cas ici (fig. 4), où quatre images se partagent la double page, accompagnées d’un poème composé de quatre strophes. Texte et photographie entretiennent un rapport direct. Alors que l’ultime vers de la dernière strophe évoque un « Feu d’ombre noir, têtu », ce « feu d’ombre » est suggéré par une photographie jouant de la forte luminosité des reflets du soleil et de grandes zones d’ombres autour des rochers. Calme ou mouvementée, lisse, ondulée ou mousseuse quand elle s’écrase contre les rochers, la mer est montrée ici sous tous ses aspects. Explorant les diverses réverbérations de la lumière sur l’eau, Henriette Grindat parvient à procurer un paradoxal sentiment de chaleur au lecteur : à travers un véritable panel des possibilités de la photographie, elle honore la mer comme élément constitutif de l’« air méditerranéen ».

Nature/Culture

  • 4. Portraits d’artistes, émission radiophonique, octobre 1983, interview d’Henriette Grindat par Alphonse Layaz. En ligne, consulté le 1er mai 2013.
  • 5. Charles-Henri Favrod, « Les albums photographiques de la Guilde du Livre », in Henriette Grindat : Méditerranées, op. cit., p. 14.

A la fois abstraites et mystérieuses, ces deux images proposent une confrontation entre élément naturel et culturel (fig. 5). Elles dialoguent par la reprise d’un même motif : les stries ondulées, celles du sable et celles des colonnes antiques. Dans les deux cas, elles incarnent les traces d’un passage, celui de l’eau formant le sable, celui de l’homme sculptant la pierre. Par là, elles symbolisent le temps qui passe. Elles montrent également combien l’être humain s’inspire de la nature environnante. Ainsi est-il possible de reconnaître l’« air méditerranéen » jusque dans les productions humaines. Une nouvelle fois, l’accent est mis sur la texture, douce pour le sable, rugueuse pour la roche. Henriette Grindat admire alors beaucoup le peintre catalan Antoni Tàpies4, dont les œuvres accordent une grande importance à la matérialité. Comme lui, elle semble vouloir rendre « tangibles » les objets de ses photographies, et proposer à travers elles une véritable « entrée en matière », au sens propre comme figuré5.

Méditerranée, photo Henriette Grindat, texte Mimica Cranaki, Lausanne, La Guilde du Livre, 1957, p. 50-51.

Fig. 4, Méditerranée, p. 50-51.

Méditerranée, photo Henriette Grindat, texte Mimica Cranaki, Lausanne, La Guilde du Livre, 1957, p. 52-53.

Fig. 5, Méditerranée, p. 52-53.

— Deborah Strebel

Notes

  • 1. Lettre d’Albert Mermoud à Izis, 6 mars 1957, dossier « Méditerranée » (IS 4359, carton 26 F 289), Fonds de la Guilde du Livre, BCUL, Département des manuscrits.
  • 2. Voir Sylvie Henguely, « “…un objectif en flagrant délit de poésie” : Henriette Grindat, photographe des années 1950 », in Henriette Grindat : Méditerranées, cat. expo., Lausanne, Musée historique de Lausanne, 2009, p. 9, note 36.
  • 3. Luc Debraine, « Henriette Grindat, le soleil pour postérité », Le Temps, 25 mars 2010.
  • 4. Portraits d’artistes, émission radiophonique, octobre 1983, interview d’Henriette Grindat par Alphonse Layaz. En ligne, consulté le 1er mai 2013.
  • 5. Charles-Henri Favrod, « Les albums photographiques de la Guilde du Livre », in Henriette Grindat : Méditerranées, op. cit., p. 14.

Bibliographie

  • Archives
  • Dossier « Méditerranée » (IS 4359, carton 26 F 289), Fonds de la Guilde du Livre, BCUL, Département des manuscrits.
  • Sources
  • CRANAKI, Mimica, Méditerranée, Lausanne, La Guilde du Livre, (impression Héliographia, Lausanne, reliure Mayer & Soutter, Lausanne), 1957.
  • Littérature secondaire
  • DESACHY, Eric, MANDERY, Guy et DESACHY, Anatole, La Guilde du livre : les albums photographiques, 1941-1977, Paris, Les Yeux Ouverts, 2012.
  • HENGUELY, Sylvie, « Méditerranée », in Peter Pfrunder (dir.), Schweizer Fotobücher 1927 bis heute : eine andere Geschichte der Fotografie / Livres de photographie suisse de 1927 à nos jours : Une autre histoire de la photographie, Winterthur, Fotostiftung Schweiz/Baden, Lars Müller Publishers, 2011.
  • Henriette Grindat : Méditerranées, textes de Sylvie Henguely et Charles-Henri Favrod, Zurich, Limmat Verlag, 2008.
  • Henriette Grindat : Méditerranées, textes de Sylvie Henguely et Charles-Henri Favrod, cat. expo., Lausanne, Musée historique de Lausanne, 2009.
  • Henriette Grindat, photographe, cat. expo., Lausanne, Bibliothèque cantonale et universitaire, 1972.
  • Henriette Grindat : rêve et découverte, cat. expo. Musée de l'Elysée, Lausanne/ Schweizerische Stiftung für die Photographie, Zurich, Berne, Benteli Verlag, 1995.
  • MERMOUD, Albert, La Guilde du livre, une histoire d’amour, entretiens avec Jacques-Michel Pittier et René Zahnd, Genève, Slatkine, 1987.
  • Archives RTS
  • Madame TV, émission télévisée, mars 1966, journaliste Yette Perrin, réalisation Christian Mottier. En ligne, consulté le 1er mai 2013.
  • Portraits d’artistes, émission radiophonique, octobre 1983, interview d’Henriette Grindat par Alphonse Layaz. En ligne, consulté le 1er mai 2013.