Imprimeries lausannoises

Imprimerie et photographie à Lausanne dans l’après-guerre

A la fin du XIXe siècle, l’industrialisation de Lausanne favorise l’essor du secteur des arts graphiques : les entreprises implantées dans la région ont besoin de matériel publicitaire et d’emballages pour leurs produits, et contribuent ainsi au développement d’un savoir-faire lié à l’impression. La création, en 1942, de l’Ecole romande de typographie, qui dispense un enseignement de qualité et forme notamment des maquettistes qualifiés, participe également à l’avènement de Lausanne comme centre de compétences fort dans le domaine du livre. En outre, dans les années d’après Seconde Guerre mondiale, alors que l’Europe doit se reconstruire, la Suisse a la chance d’avoir en sa possession un appareil de production épargné par les destructions, ce qui va grandement aider à l’essor de l’édition romande.

  • 1. Louis Junod, De l’Imprimerie Vincent à l’Imprimerie centrale de Lausanne : cent soixante-quinze ans de tradition typographique, Lausanne, Imprimerie Centrale, 1948, p. 193.

Papiers et encres de qualité, comme les encres de la société SICPA, sont également produits dans la région, encourageant ainsi les collaborations entre les différents acteurs de la chaîne de production du livre. Il arrive parfois que des relieurs travaillent au sein du même bâtiment que les imprimeurs. Dans les années 1950, c’est par exemple le cas de l’Imprimerie Centrale et des ateliers de reliure de Maurice Busenhart. Cette extrême proximité permet de faciliter le passage des « feuilles imprimées de l’atelier de presse à celui où des ouvrières vont coudre à la machine les volumes pour le brochage ou la reliure »1 et de gagner ainsi un temps précieux.

  • 2. Gaston Burnand, « Les arts graphiques à Lausanne : vers une réputation internationale », in Silvio Corsini (dir.), Le Livre à Lausanne : cinq siècles d’édition et d’imprimerie, 1493-1993, Lausanne, Payot, 1993, p. 156.
  • 3. Roger Rochat, « Skira à Lausanne », in ibid., p. 157.

Dès 1952, les Editions Skira font fabriquer leurs livres d’art « dans un atelier loué par l’éditeur genevois aux Imprimeries Réunies »2. Ces livres richement illustrés et d’une très grande qualité sont largement distribués à l’étranger, et « en grande partie aux Etats-Unis, pays où, dans les années cinquante, on avait coutume d’appeler un livre d’art un “Skira book”»3. Ce genre d’ouvrages très illustrés contribue donc à la réputation de Lausanne à travers le monde, et s’impose comme l’un des principaux champs de compétence développés par les imprimeries du lieu dans les années 1950-1960.

En 1957, un événement d’une importance majeure vient confirmer le rayonnement de Lausanne dans le monde des arts graphiques : du 1er au 16 juin se tient au Palais de Beaulieu Graphic 57, Exposition internationale des industries graphiques organisée par l’imprimeur Paul Rucksthul, et le 9e Congrès international des industries graphiques. La même année, Jean Genoud loue un atelier et se lance seul, avant tout le monde en Suisse romande, dans l’aventure de l’offset. Lausanne s’impose alors comme un pôle dynamique et aux compétences multiples dans tout ce qui touche à la production de livres et à l’imprimerie, et notamment au livre de photographie.

Le livre de photographie, une œuvre collective

  • 4. Charles-François Landry, Imprimerie, navire des idées, Lausanne, Héliographia, 1957, p. 97.

S’il est facilement admis qu’un livre de photographie est le fruit du travail d’un photographe, d’un auteur et d’un éditeur, il est important de se souvenir que l’imprimeur, par ses compétences techniques, contribue lui aussi aux choix esthétiques et à la qualité de l’ouvrage. Dans les années 1950-1960 en particulier, chaque acteur de la chaîne apporte une connaissance, un savoir-faire propre, et participe à un échange à plusieurs : le livre n’émane pas de la pensée d’un seul, mais est le résultat d’un travail collectif. Dans un volume publié en 1957 à l’occasion du quarantième anniversaire des Imprimeries Populaires, l’écrivain suisse Charles-François Landry rappelle ainsi « qu’un imprimé est l’œuvre d’une collaboration, et que si chacun a fait ce qu’il fallait comme il fallait, le tout portera le témoignage d’un esprit d’équipe [...]. [C]haque chaînon de la chaîne explique, exprime et rend possible la chaîne. Que l'homme au chiffon gras soit infidèle suffirait à compromettre un livre. On n'y pense jamais. Il faut y penser. »4

  • 5. Albert Plécy, « Photographisme », Revue Suisse de l’Imprimerie, Saint-Gall, Fédération suisse des typographes pour l'éducation professionnelle, octobre 1959, p. 527.

Dans le cas du livre de photographie, qui demande une réflexion particulière quant à la mise en page, l’agencement des images, mais aussi une connaissance précise des encres et des papiers tout comme des machines, cette importance du collectif est particulièrement poussée. A la base des nombreux albums qui voient le jour à Lausanne dès la fin des années 1940, il y a des photographies, généralement en noir et blanc. Et imaginer qu’une image était utilisée brute serait une erreur : « la photographie n’est qu’une matière première que l’artiste graphique doit modeler, soumettre à sa pensée. L’époque où la photographie était reproduite telle qu’elle sortait de la boîte du photographe est désormais révolue », souligne-t-on en 19595.

  • 6. Laura Bucciarelli, « Le livre au secours de l’image », Le Journal de Genève, 2 décembre 1995, p. 38.

L’imprimeur se fait interprète. C’est notamment le chef maquettiste, opérant au sein même de l’entreprise et en contact direct avec les machines, qui se charge de retravailler les images, les recadre, les agrandit, leur donne vie. Un maître typographe comme Gaston Burnand, chef maquettiste chez Héliographia de 1948 à 1959, et futur cadre des Editions Rencontre ainsi que de la société ENI (☞ Erik Nitsche et La Science illustrée), joue ainsi un rôle essentiel dans la mise en forme des grands albums de la Guilde du Livre. Quant à l’imprimeur, il connaît parfaitement les réactions de telle encre ou de tel pelliculage au contact de tel papier et influe, bien plus qu’on ne l’imagine, sur le rendu final d’une photographie. A ce propos, dans un entretien donné en 1995, Jean Genoud, qui a notamment collaboré avec Henri Cartier-Bresson, André Kertész ou Sebastião Salgado, relève qu’il est indispensable que l’imprimeur comprenne l’œuvre afin de faciliter « le travail d’interprétation », même s’il souligne également que ce dernier n’est jamais créateur, mais conseiller : un livre naît de la « mise en commun d’expériences entre l’artisan-technicien et le photographe »6. Cependant, les témoignages et les informations quant à la répartition exacte des tâches et à l’influence de chacun sur les livres de notre exposition restent rares, et il est prudent d’envisager la production de chaque ouvrage comme un cas spécifique, fruit d’interactions changeantes.

Imprimerie Centrale, Imprimeries Populaires/Héliographia

À Lausanne, de l’immédiat après-guerre au début des années 1970, différents imprimeurs se partagent le marché du livre de photographie, parmi lesquels l’Imprimerie Centrale, les Imprimeries Populaires/Héliographia, les Imprimeries Réunies, Jean Genoud. Nous nous intéresserons plus particulièrement aux deux premières dans la mesure où la majorité des ouvrages de notre exposition y ont été imprimés.

  • 7. Louis Junod, op. cit., p. 185.

Avant toute chose, il est essentiel de se souvenir que le livre de photographie ne représente qu’une petite part de la production de ces imprimeurs, qui rentabilisent leurs machines d’abord grâce à la presse. En 1948, c’est par exemple le cas de l’Imprimerie Centrale dont les deux rotatives impriment chaque jour « de 12 à 15 kilomètres de papier journal »7. Des presses lausannoises sortent non seulement des journaux et des magazines (La Feuille d’avis de Lausanne et La Tribune de Lausanne aux Imprimeries Réunies, La Gazette de Lausanne, La Revue historique vaudoise, Vie, Art et Cité, Aujourd’hui à l’Imprimerie Centrale, La semaine sportive, Radio, Je vois tout, En famille aux Imprimeries Populaires, etc.), mais également des bulletins de sociétés, des papiers d’emballage, des affiches, des catalogues publicitaires et bon nombre d’imprimés divers et variés. Néanmoins, c’est en grande partie grâce à la qualité de ses livres d’art et de ses albums de photographie que Lausanne acquiert une réputation à travers le monde.

  • 8. Henri Rieben (dir.), « Les arts graphiques » in Portraits de 250 entreprises vaudoises, Lausanne, Fondation Jean Monnet pour l’Europe, Centre de recherches européennes, 1980, p. 212.
  • 9. Idem.

Installées au Flon, les Imprimeries Populaires sont fondées en 1916 par Emile Guggi, Fritz Ribi, Charles Naine, Charles Rosselet et Victor Cottier. Leur histoire est étroitement liée à celle du parti socialiste puisque « ces hommes étaient attachés à rendre viable une imprimerie qui serait non un instrument de profit ou de combat, mais un instrument de justice et d’équilibre social »8. Mais cette position n’est pas pour plaire à tout le monde, certains clients ne souhaitant pas être associés au nom des Imprimeries Populaires, jugées trop socialistes. Une raison sociale parallèle est créée afin d’éviter tout problème : c’est Héliographia, qui partage donc les locaux des Imprimeries Populaires. Premier directeur des ces dernières, Emile Guggi a une formation de typographe : « très cultivé, doté d’un tempérament d’artiste »9, c’est lui qui introduit, en 1931, l’héliogravure en Suisse. Rapidement, Héliographia acquiert une réputation pour son excellence en la matière, aussi bien pour l’héliogravure à bobines que pour l’héliogravure à feuilles. Les albums de La Guilde du Livre (☞ La Banlieue de Paris, ☞ Paris des Rêves, ☞ Grand Bal du Printemps, ☞ La France de profil, etc.) y sont notamment imprimés.

Spécificités de l’héliogravure

  • 10. « Les moyens techniques », in Albert Mermoud, La Guilde du Livre, une histoire d’amour, entretiens avec Jacques-Michel Pittier et René Zahnd, Genève, Slatkine, 1987, p. 126-128.

Mais si la grande qualité des reproductions photographiques en héliogravure est incontestable, la technique comporte malgré tout un inconvénient majeur : son prix élevé. Composés de cuivre, un matériau coûteux, les très volumineux cylindres d’héliogravure (fig. 1) ne peuvent guère être conservés plus d’une année par les imprimeurs pour des raisons de place et d’immobilisation de capital. Aussi, ainsi que l’explique Albert Mermoud10, comme il arrive que la première édition d’un livre mette plus d’un an à s’écouler, au moment de réimprimer, les cylindres ont été refondus, et le long et onéreux travail de gravure est entièrement à refaire. Cela peut expliquer les tirages particulièrement élevés des livres de photographie de La Guilde : il est en effet moins coûteux, même si plus risqué, de tirer en une seule fois un ouvrage à 10’000 exemplaires que de faire plusieurs tirages à 2'000 ou 3’000 exemplaires et de devoir à chaque fois financer une nouvelle gravure des cylindres.

Imprimerie, navire des idées, texte de Charles-François Landry, Lausanne, Imprimeries Populaires, 1957, p. 94-95. (Cette image en détail montre les cylindres)

Fig. 1, Imprimerie, navire des idées, p. 95 (détail).

  • 11. Lettre d'Ylla à Albert Mermoud, 25 septembre 1952, dossier « Quatre-Vingts Cinq Chats », Fonds de la Guilde du Livre, BCU, Département des manuscrits.

Par ailleurs, si les cylindres ont déjà été refondus une fois la totalité d’un tirage écoulé, il est compréhensible que l’éditeur puisse faire le choix de ne pas lancer de réimpression : le livre est alors condamné puisque perdu dans sa matérialité de cuivre. A ce sujet, la photographe Ylla (☞Les albums pour enfants) écrit à Albert Mermoud11, éditeur de la Guilde du Livre, en 1952 qu’elle ne souhaite pas faire imprimer son album 85 Chats en héliogravure mais en typographie, simplement parce que la réimpression y est plus facile.

  • 12. Gaston Burnand, entretien avec Olivier Lugon, 26 octobre 2012.

Autre problème lié à l’héliogravure : l’impossibilité de modifier les cylindres une fois gravés. A ce propos, Gaston Burnand raconte que Paul Strand, de passage à Lausanne pour vérifier les épreuves de La France de profil (☞ La France de profil), exigera un recadrage minimal de quelques-uns de ses clichés : certains cylindres seront alors entièrement refaits malgré le coût élevé d'une telle opération12.

Fin d’une époque

  • 13. Gérard Martin, L’Imprimerie, Paris, Presse universitaire de France, 1998, p. 79.

L’offset s’impose donc peu à peu dans les années 1960. Originellement de moins bonne qualité mais beaucoup plus rentable que l'héliogravure et « offrant une plus grande liberté dans la mise en pages des textes et des illustrations »13, cette technique sera notamment choisie par les Editions Rencontre pour la collection L'Atlas des voyages (☞ L’Atlas des voyages). Jean Genoud, qui s’en fait très tôt une spécialité, s’y distingue tout particulièrement, comme en témoigne, par exemple, Câbleries et tréfileries de Cossonay de Marcel Imsand en 1973 (☞ Câbleries et tréfileries de Cossonay), et s’attire la confiance de grands photographes internationaux.

  • 14. J.-L. L., « Pour les arts graphiques romands une page semble tournée à jamais », Le Journal de Genève, 3 décembre 1976, p. 3.

Pourtant, dès les années 1970, le succès de l’impression de livres de photographie en Suisse est menacé. En 1974 déjà, les syndicats tirent la sonnette d’alarme. L’augmentation du prix du papier, un franc fort et les progrès techniques des autres pays européens mettent les petites imprimeries suisses en péril. En 1976, les Editions Rencontre choisissent d’ailleurs « d’imprimer leurs livres en Italie pour profiter, notamment, de la chute de la lire. »14

— Chloé Hofmann

Notes

  • 1. Louis Junod, De l’Imprimerie Vincent à l’Imprimerie centrale de Lausanne : cent soixante-quinze ans de tradition typographique, Lausanne, Imprimerie Centrale, 1948, p. 193.
  • 2. Gaston Burnand, « Les arts graphiques à Lausanne : vers une réputation internationale », in Silvio Corsini (dir.), Le Livre à Lausanne : cinq siècles d’édition et d’imprimerie, 1493-1993, Lausanne, Payot, 1993, p. 156.
  • 3. Roger Rochat, « Skira à Lausanne », in ibid., p. 157.
  • 4. Charles-François Landry, Imprimerie, navire des idées, Lausanne, Héliographia, 1957, p. 97.
  • 5. Albert Plécy, « Photographisme », Revue Suisse de l’Imprimerie, Saint-Gall, Fédération suisse des typographes pour l'éducation professionnelle, octobre 1959, p. 527.
  • 6. Laura Bucciarelli, « Le livre au secours de l’image », Le Journal de Genève, 2 décembre 1995, p. 38.
  • 7. Louis Junod, op. cit., p. 185.
  • 8. Henri Rieben (dir.), « Les arts graphiques » in Portraits de 250 entreprises vaudoises, Lausanne, Fondation Jean Monnet pour l’Europe, Centre de recherches européennes, 1980, p. 212.
  • 9. Idem.
  • 10. « Les moyens techniques », in Albert Mermoud, La Guilde du Livre, une histoire d’amour, entretiens avec Jacques-Michel Pittier et René Zahnd, Genève, Slatkine, 1987, p. 126-128.
  • 11. Lettre d'Ylla à Albert Mermoud, 25 septembre 1952, dossier « Quatre-Vingts Cinq Chats », Fonds de la Guilde du Livre, BCU, Département des manuscrits.
  • 12. Gaston Burnand, entretien avec Olivier Lugon, 26 octobre 2012.
  • 13. Gérard Martin, L’Imprimerie, Paris, Presse universitaire de France, 1998, p. 79.
  • 14. J.-L. L., « Pour les arts graphiques romands une page semble tournée à jamais », Le Journal de Genève, 3 décembre 1976, p. 3.

Bibliographie

  • Archives
  • Dossier « Quatre-Vingts Cinq Chats » (IS 4359, carton F 180), Fonds de la Guilde du Livre, BCU, Département des manuscrits.
  • Sources
  • JUNOD, Louis, De l’Imprimerie Vincent à l’Imprimerie centrale de Lausanne : cent soixante-quinze ans de tradition typographique, Lausanne, Imprimerie Centrale, 1948.
  • LANDRY, Charles-François, Imprimerie, navire des idées, Lausanne, Héliographia, 1957.
  • Revue Suisse de l’Imprimerie, Saint Gall, Fédération suisse des typographes pour l'éducation professionnelle, octobre 1959.
  • STIERLIN, Henri, L’Image témoin : essai sur le rôle de l’image dans les sociétés humaines, Lausanne, Héliographia, 1967.
  • L., J.-L., « Pour les arts graphiques romands une page semble tournée à jamais », Le Journal de Genève, 3 décembre 1976.
  • Littérature secondaire
  • BUCCIARELLI, Laura, « Le livre au secours de l’image », Le Journal de Genève, 2 décembre 1995.
  • CORSINI, Silvio (dir.), Le Livre à Lausanne, cinq siècles d’édition et d’imprimerie, 1493-1993, Lausanne, Payot, 1993.
  • LAULHERE, Catherine, DUBUS, Thierry, La Fabrication : les clés des techniques du livre, Paris, Cercle de la Librairie, 2012.
  • MARTIN, Gérard, L’Imprimerie, Paris, Presse universitaire de France, 1998.
  • RIEBEN, Henri (dir.), « Les arts graphiques » in Portraits de 250 entreprises vaudoises, Lausanne, Fondation Jean Monnet pour l’Europe, Centre de recherches européennes, 1980.