- Jérôme : Nous voyons tous les jours de bien petits compagnons, qui en peu de jours de lieu bien bas montent si haut qu'à peine on les peut plus connaître. Depuis qu'ils sont venus en office, il ne leur faut sinon six ou sept ans pour se faire riche à merveille, en sorte que chacun est ébahi d'où ils ont pu amasser, et surtout en si peu de temps, les grandes richesses qu'ils ont amassées.
- Tobie : Il n'y a homme si lourd, qui ne puisse facilement connaître par cela en quelle conscience ils ont pu exercer leur office. Car comment est-il possible d'être homme de bien et devenir riche tant à coup ?
- Jérôme : Tu as bien ouï ce qu'on dit en commun langage, à savoir, qu'il faut seulement tourner trois ans le dos à Dieu, pour devenir aussitôt fort riche.
- Tobie : Ce que tu dis est tant commun entre les hommes qu'on l'a mis en proverbe.
[...]
- Jérôme : Quand on en prend à toutes mains, et à toutes heures, il ne faut pas grand temps, pour remplir les bougettes.
- Tobie : Ce que tu dis est vrai. Mais je suis ébahi d'une chose, que je trouve fort lourde en ces grands messieurs, nouvellement imprimés qui sont faits tant à la hâte.
- Jérôme : De quoi es-tu tant ébahi ?
- Tobie : De ce qu'ils ont si peu de honte et de crainte des hommes. Car quant à Dieu, ils n'y regardent que bien à loisir. Car s'ils pensaient qu'il dût une fois être leur juge, je ne doute point qu'ils n'usassent de plus grande modération à faire leur bourse.
- Jérôme : En quoi veux-tu qu'ils aient honte et crainte des hommes, puisqu'ils ne l'ont de Dieu comme ils devraient ?
- Tobie : A couvrir leurs pilleries, et leurs larcins et rapines.
- Jérôme : Penses-tu qu'ils veulent être tenus pour pillards et pour larrons et ravisseurs ?
- Tobie : Je sais bien que non : pour ce suis-je plus ébahi de ce qu'ils font tout à coup tant des braves et des magnifiques. Car pensent-ils que les gens soient des bêtes brutes ? Et quand les hommes seraient bêtes, pensent-ils qu'ils ne puissent pas encore juger qu'il est impossible qu'ils aient toujours été gens de bien et qu'ils aient pu devenir tant riches si soudain qu'ils n'aient beaucoup pillé, dérobé et ravi, et en maintes sortes ?
- Jérôme : Tu veux donc dire que leurs richesses tant soudaines et tant hâtées sont certains témoins de leur prudhommie.
- Tobie : Je ne sais pas [ce] que les autres en estiment, mais de ma part, je n'en requiers point de plus ample témoignage.
- Jérôme : Tout le monde voit bien ce que tu dis : mais chacun s'en passe de léger.
- Tobie : Qui est la cause de cela ?
- Jérôme : Il y en a beaucoup.
- Tobie : Dis moi ce que tu en penses !
- Jérôme : Pour le premier, le monde est tant corrompu qu'il n'a en admiration que les richesses, de quelque côté qu'elles viennent. Par quoi quiconque en a, soit ce à droit ou à tort, il est estimé homme de bien.
- Tobie : Mais qui plus est, nuls autres ne sont aujourd'hui tenus pour gens de bien, sinon ceux-là.
- Jérôme : En après, il y a déjà si longtemps qu'on a accoutumé de ne faire point de justice des plus gros larrons et brigands que cela leur est tourné comme en privilège, pour les exempter de toute punition. Davantage, ceux auxquels Dieu a donné plus d'autorité et de puissance pour en faire la justice ont beaucoup de grands empêchements, qui les empêchent de ce faire.
- Tobie : Quels sont ces empêchements ?
- Jérôme : Le premier est, qu'il y en a plusieurs qui sont d'un même métier que ceux-là lesquels ils devraient punir. Pourquoi ? Parce qu'ils sont compagnons qui butinent ensemble, l'un des larrons ne veut pas faire le procès de l'autre.
- Tobie : On dit en commun proverbe, en ce pays, que celui peut bien être larron, qui a son seigneur pour compagnon.

Tiré de : Le monde à l'empire (Genève : Jacques Berthet, 1561, p. 106-108)