Le Nil

Charles-Henri Favrod et Henriette Grindat, Le Nil, 1960

  • 1. Tristan Tzara et Etienne Sved, L’Egypte face à face, Lausanne, La Guilde du Livre, 1954.
  • 2. Charles-Henri Favrod et Yvan Dalain, Sahara, Lausanne, La Guilde du Livre, 1958.

Le Nil, collaboration de Charles-Henri Favrod pour les textes et d’Henriette Grindat pour les photographies, porte pour sous-titre : « des sources à la mer, des pyramides aux barrages » (fig. 1). Comme Méditerranée, le livre honore une étendue d’eau réunissant plusieurs pays, plusieurs cultures et populations, mais aussi plusieurs époques. Les pages jouent sur un système d’opposition à plusieurs degrés. Aux contrastes des paysages représentés, entre eau et sécheresse, s’ajoute une opposition entre passé et présent, tradition et modernité. D’autres ouvrages sur la région édités précédemment par la Guilde du Livre abordent ce même thème. C’est le cas d’Egypte face à face de Tristan Tzara et Etienne Sved en 19541, qui, par des confrontations de portraits et d’œuvres anciennes sur les doubles pages, recherche dans les visages des Egyptiens contemporains des traits de familiarité avec leurs ancêtres (fig. 2). C’est le cas également de Sahara du même Favrod, en collaboration avec Yvan Dalain en 19582, qui évoque l’avènement de la modernité industrielle dans des zones jusque-là peu développées, en présentant des images de camions, d’avions et d’installations pétrolifères au milieu du désert (fig. 3).

Renouvellement graphique

Le Nil marque également les débuts d’un renouvellement graphique des albums photographiques de la Guilde, qui évoluent autour de 1960, avec un nouveau papier, une nouvelle typographie et un nouveau mode d’agencement des pages. Nombre d’images continuent à s’étaler en pleine page, mais il arrive aussi que les pages se fragmentent en une série de plus petites reproductions, dans un éclatement graphique qui n’est pas sans rappeler l’esthétique des magazines ou le « nouveau graphisme suisse », conférant une grande importance compositionnelle au blanc de la page (fig. 4). Le livre introduit également un système inédit de « chapitrage », chaque nouveau chapitre étant marqué par l’insert d’un papier kaki plus épais et d’une police de caractère plus grande.

Le Nil, photo Henriette Grindat, texte Charles-Henri Favrod, Lausanne, La Guilde du Livre, 1960, n. p.

Fig. 1, Le Nil, n. p.

L’Egypte face à face, photo Etienne Sved, texte Tristan Tzara, Lausanne, La Guilde du Livre, 1954, p. 20-21.

Fig. 2, L’Egypte face à face, p. 20-21.

Sahara, photo Yvan Dalain, texte Charles-Henri Favrod, Lausanne, La Guilde du Livre, 1958, p. 74-75.

Fig. 3, Sahara, p. 74-75.

Le Nil, photo Henriette Grindat, texte Charles-Henri Favrod, Lausanne, La Guilde du Livre, 1960, p. 36-37.

Fig. 4, Le Nil, p. 36-37.

  • 3. Charles-Henri Favrod et Yoichi Midorikawa, Japon, Japonais, Lausanne, La Guilde du Livre, 1959.

Un troisième élément novateur est l’apparition d’un marque-page recto-verso composé de textes et de dessins. Sorte de mémento didactique pouvant être consulté avant la lecture ou avec elle, ce signet cartonné offre des informations complémentaires sur les différents sujets du livre et indique les images qui les illustrent. En 1958 déjà, dans Sahara, Favrod avait eu l’idée d’ajouter, sous l’intitulé « Calepin », des notices complémentaires dans un cahier dépliant en fin de volume, avec une mise en page et un système de renvois annonçant le futur signet. Son Japon, Japonais3, un an plus tard, avait lui aussi recours à un procédé semblable, avec cette fois un « bloc-notes » inséré sept fois dans l’ouvrage pour procurer des informations historiques, culturelles, géographiques sur le pays. Cette incorporation d’éléments informatifs dans le beau livre photographique servira de principe à la collection L’Atlas des Voyages que Favrod lancera peu après aux Editions Rencontre (☞ L’Atlas des Voyages).

  • 4. Dossier « Le Nil » (IS 4359, carton 30 F 356), Fonds de la Guilde du Livre, BCUL, Département des manuscrits.

Pour l’élaboration de l’album sur le Nil, Albert Mermoud, patron de la Guilde du Livre, consacre beaucoup de temps à l’organisation du voyage d’Henriette Grindat, excursion de deux ans durant laquelle la photographe remonte le Nil en passant par l’Egypte, le Soudan, l’Ouganda, le Kenya, l’Ethiopie et la Somalie. Pour préparer ce long périple, Mermoud écrit aux ambassades suisses pour s’assurer que la photographe puisse circuler partout. Mais on établit également un plan de travail, sans doute imaginé par Mermoud lui-même, et conservé dans le fonds de la Guilde du Livre à la Bibliothèque cantonale et universitaire, avec pour chaque endroit sa liste de sujets4. Pour le Soudan, par exemple, on imagine aborder les premiers pas d’une nation indépendante, la naissance d’une nouvelle économie, ainsi qu’une enquête sur la vie des tribus nilotiques et leur intégration à une nation moderne. Car le thème principal du livre est bel et bien l’avènement de la modernité et d’une économie en développement, et la façon dont les habitants de ces terres doivent désormais s’adapter à une ère nouvelle.

Passé/Présent

Cette double page (fig. 5) problématise la question d’une période de pleine transformation : comment rester fidèle à ses coutumes face à l’arrivée de l’industrialisation, qui offre du travail mais bouscule les traditions ? Face à cette question, l’homme du passé semble saluer l’homme du présent. Le livre reprend pour cela le principe de l’Egypte face à face, mais le contraste entre le présent et le passé est ici encore souligné par la mise en page, avec une grande image évoquant le présent et une de format réduit pour suggérer le passé. Mais s’agit-il vraiment d’une opposition du présent au passé ? N’est-ce pas tout simplement la confrontation entre les personnes citadines, embauchées sur de vastes pirogues, et les tribus du cœur des terres, qui les regardent passer avec curiosité ? Libre au lecteur d’interpréter cette représentation d’une Afrique à la fois multiple et unifiée par le fleuve.

Femmes

Henriette Grindat porte un vif intérêt aux femmes. Pour Algérie déjà, elle a photographié des femmes cachées sous leurs longs voiles blancs (☞ Algérie). Ici vêtues de noir, les femmes du Nil semblent réduites à des ombres (fig. 6). Evitant toutes le regard du spectateur, elles apparaissent inaccessibles et mystérieuses. Les deux femmes de la première photographie ressortent vivement sur un arrière-plan clair ; sur la dernière, au contraire, elles sont dans l’obscurité, seul un rayon de soleil vient les éclairer partiellement. Au milieu d’un livre évoquant les prémices d’une nouvelle société, elles paraissent incarner la tradition : spectatrices, elles assistent au changement sans y participer. A la jonction des deux photographies se trouve un arbuste épineux. Symbolise-t-il une même volonté de retrait et de protection ? Henriette Grindat cultive le mystère en photographiant ces femmes dans un milieu décontextualisé, sans repère temporel, qui les rend encore plus secrètes.

Ville

Après avoir longé le Nil, rencontré diverses tribus nilotiques, le livre nous mène à la métropole : sur une double page, Le Caire s’étend à perte de vue (fig. 7). Contrairement aux pages précédentes, caractérisées par de forts contrastes, cette image ultime est d’une extrême blancheur, permise par la sous-exposition. Claire jusqu’à en devenir presque abstraite, elle annonce le triomphe de la modernité. Si l’album a consacré de nombreuses pages à la nature, à la flore, aux palmiers, ici, il n’y a plus de trace de végétation, éliminée au profit des édifices. L’expansion de l’agglomération est accentuée par le cadrage, qui suggère qu’au-delà des frontières de l’image se déploient d’autres immeubles. Par le cadrage et l’emploi innovateur de la sous-exposition, Henriette Grindat parvient à créer une image délicate de la modernité africaine en devenir, loin des stéréotypes.

Le Nil, photo Henriette Grindat, texte Charles-Henri Favrod, Lausanne, La Guilde du Livre, 1960, p. 40-41.

Fig. 5, Le Nil, p. 40-41.

Le Nil, photo Henriette Grindat, texte Charles-Henri Favrod, Lausanne, La Guilde du Livre, 1960, p. 86-87.

Fig. 6, Le Nil, p. 86-87.

Le Nil, photo Henriette Grindat, texte Charles-Henri Favrod, Lausanne, La Guilde du Livre, 1960, p. 116-117.

Fig. 7, Le Nil, p. 116-117.

— Deborah Strebel

Notes

  • 1. Tristan Tzara et Etienne Sved, L’Egypte face à face, Lausanne, La Guilde du Livre, 1954.
  • 2. Charles-Henri Favrod et Yvan Dalain, Sahara, Lausanne, La Guilde du Livre, 1958.
  • 3. Charles-Henri Favrod et Yoichi Midorikawa, Japon, Japonais, Lausanne, La Guilde du Livre, 1959.
  • 4. Dossier « Le Nil » (IS 4359, carton 30 F 356), Fonds de la Guilde du Livre, BCUL, Département des manuscrits.

Bibliographie

  • Archives
  • Dossier « Le Nil » (IS 4359, carton 30 F 356), Fonds de la Guilde du Livre, BCUL, Département des manuscrits.
  • Archives RTS
  • Madame TV, émission télévisée, mars 1966, journaliste Yette Perrin, réalisation Christian Mottier. En ligne, consulté le 1er mai 2013.
  • Portraits d’artistes, émission radiophonique, octobre 1983, interview d’Henriette Grindat par Alphonse Layaz. En ligne, consulté le 1er mai 2013.
  • Sources (livres)
  • AMROUCHE, Jean, Algérie, photo Henriette Grindat, Lausanne, La Guilde du Livre, 1956.
  • FAVROD, Charles-Henri, Le Nil, photo Henriette Grindat, Lausanne, La Guilde du Livre, 1960.
  • FAVROD, Charles-Henri, Japon, Japonais, photo Yoichi Midorikawa, Lausanne, La Guilde du Livre, 1959.
  • FAVROD, Charles-Henri, Sahara, photo Yvan Dalain, Lausanne, La Guilde du Livre, 1958.
  • TZARA, Tristan, L’Egypte face à face, photo Etienne Sved, Lausanne, La Guilde du Livre, 1954.
  • Sources (articles, par ordre chronologique)
  • KUENZI, André, « Quand une photographe chasse le Nilotique », Gazette de Lausanne, 23 mai 1959, p. 9.
  • MAD., C., « Henriette Grindat, photographe, revient des sources du Nil », Feuille d’Avis de Lausanne, 23 mai 1959, p. 21.
  • RICHOZ, Claude, « L’instantané et le durable », Coopération, n°37, 12 septembre 1959.
  • Littérature secondaire
  • DESACHY, Eric, MANDERY, Guy et DESACHY, Anatole, La Guilde du livre : les albums photographiques, 1941-1977, Paris, Les Yeux Ouverts, 2012.
  • Henriette Grindat : Méditerranées, textes de Sylvie Henguely et Charles-Henri Favrod, Zurich, Limmat Verlag, 2008.
  • Henriette Grindat : Méditerranées, textes de Sylvie Henguely et Charles-Henri Favrod, cat. expo., Lausanne, Musée historique de Lausanne, 2009.
  • Henriette Grindat, photographe, cat. expo., Lausanne, Bibliothèque cantonale et universitaire, 1972.
  • Henriette Grindat : rêve et découverte, cat. expo. Musée de l'Elysée, Lausanne/ Schweizerische Stiftung für die Photographie, Zurich, Berne, Benteli Verlag, 1995.
  • MERMOUD, Albert, La Guilde du livre, une histoire d’amour, entretiens avec Jacques-Michel Pittier et René Zahnd, Genève, Slatkine, 1987.
  • PFRUNDER, Peter (dir.), Schweizer Fotobücher 1927 bis heute : eine andere Geschichte der Fotografie / Livres de photographie suisse de 1927 à nos jours : Une autre histoire de la photographie, Winterthur, Fotostiftung Schweiz/Baden, Lars Müller Publishers, 2011.