En 1919, alors que le réseau routier vaudois est en pleine mutation, un des employés du département cantonal des Travaux publics rassemble en deux albums certaines des nombreuses photographies qui circulaient à l’interne sur la question. Les vues sont l’œuvre de photographes amateurs, tous inconnus à l’exception de Julien Grivaz, identifié d’après un tampon trouvé au dos de plusieurs images (Fig. 1). En tant que voyer de l’arrondissement – aujourd’hui district – d’Aigle, il y est responsable de l’entretien et de la surveillance des routes, il connaît donc parfaitement son réseau et a certainement pris ces clichés dans le cadre de son travail. Il est l’auteur de la majorité des aristotypes des deux albums, soit près de la moitié de leurs images. Cette forte proportion laisse penser qu’il y avait peu d’employés sachant manier comme lui la photographie et qu’une telle documentation reflète plus un intérêt personnel qu’une directive de l’administration.

La plupart des clichés documentent des chaussées encore inadaptées à la vitesse et demandant à être transformées pour accueillir un trafic automobile qui, encore limité à 420 véhicules dans le canton en 1917, se développera de façon exponentielle. Organisé par thèmes, l’ensemble dresse cependant un inventaire bien plus large des problématiques liées à la route entre 1906 et 1919 : machines de chantier, pose de panneaux de signalisation ou de lignes téléphoniques, déblaiement de la neige, et surtout réglementation des occupations très diversifiées de la voie avec ses différents équipages — dont un attelage d’éléphants ! (Fig. 2) —, ses multiples usages agricoles ou forestiers, et même ses courses de trottinettes (Fig. 3). Les albums répertorient également toutes sortes de comportements désormais inappropriés, tels qu’entreprendre un chargement au milieu de la chaussée (Fig. 4), laisser paître du bétail sur le bas-côté, mal tenir sa faux en rentrant des champs, dormir sur son attelage (Fig. 5)…

L’identité de l’auteur des recueils eux-mêmes est inconnue. Tout laisse néanmoins à penser qu’il s’agit de l’employé des Travaux publics qui, en 1931, rédigera une étude anonyme exhaustive sur les routes vaudoises. L’écriture manuscrite y est en effet similaire et le travail reprend aux albums maints thèmes et photographies. Si dix ans séparent les deux projets, l’étude semble constituer un mûrissement, sinon un aboutissement des thématiques introduites dans les albums.

L’aspect fort peu officiel des deux recueils, leur absence de titre, le recours majoritaire à des images d’amateurs, ainsi que les nombreuses pages laissées vides portent à croire qu’ils ont été produits pour un usage interne au vaste département des Travaux publics. La présence de doubles quasiment identiques aux Archives cantonales vaudoises montre bien qu’ils ont pu circuler en plusieurs endroits au sein de l’administration.

Entre simple inventaire imagé des routes à transformer ou premier jet d’une étude plus vaste, la fonction exacte des albums reste difficile à déterminer. Quoi qu’il en soit, ils sont exemplaires de la manière de concevoir la route moderne autour des années dix : un univers en mutation à réglementer, à construire, si ce n’est à inventer.

I.P.