Le réformateur

A partir de 1536, Pierre Viret occupe la fonction de pasteur de Lausanne, qu’il conservera jusqu’à la fin de l’année 1558. Ce sont les autorités de la ville qui lui versent ses gages, grâce aux biens ecclésiastiques confisqués à Eglise catholique. Son salaire est composé d’une part en argent, d’une part en céréales et d’une part en vin, qui lui permettent de vivre décemment et de nourrir sa famille. Le pasteur bénéficie en outre d’un appartement de fonction. Il est assisté par un deuxième pasteur et par un diacre.

Reçus autographes de Pierre Viret
Relatifs l’un à des biens qui lui ont été remis par Raymond Perrin (un char de vin, diverses sommes d’argent) en 1537 et 1538, l’autre à une pension de 6 écus reçue du boursier Reyne Pinard de la part des autorités lausannoises, ces documents originaux sont reliés à la fin d’un exemplaire de l’Institution des heures canoniques de Pierre Viret (1564), qui a appartenu à Aimé-Louis Herminjard (1817-1900), éditeur de la Correspondance des Réformateurs. (BCU Lausanne : TH 2770)

En 1537, le premier collègue de Viret, Pierre Caroli, ancien prêtre catholique et docteur en théologie de la Sorbonne, accuse Viret, Farel et Calvin de ne pas croire en la Trinité. L’incrimination n’est alors pas légère, comme nous le rappelle le sort de Michel Servet, reconnu coupable d’anti-trinitarisme et brûlé en 1553 à Genève au contentement de Calvin. L’accusation contre Viret, Farel et Calvin est jugée à Berne en juin 1537. Les allégations de Caroli s’étant révélées fausses, celui-ci est démis de son poste de pasteur de Lausanne et banni des terres bernoises. Caroli se réfugie alors en France où il abjure le protestantisme. Il repassera toutefois à la Réforme deux ans plus tard et tentera de réintégrer les églises de Suisse romande, sans succès. Finalement, Caroli retournera une nouvelle fois au catholicisme et attaquera ses anciens collègues par écrit.

Pamphlet de Pierre Caroly contre Guillaume Farel
Une epistre de Maistre Pierre Caroly, docteur de la Sorbone de Paris, faicte en forme de deffiance et envoiée à Maistre Guillaume Farel serviteur de Jesus Christ et de son Eglise, avec la response, Genève, 1543
(BGE : Bc 3357)

Entre 1540 et 1541, Viret est « prêté » durant un an et demi par les Lausannois et les Bernois aux Genevois. Il prépare tout d’abord le retour de Calvin à Genève, d’où les autorités politiques l’avaient banni en avril 1538. En 1541, Viret collabore avec Calvin à la rédaction des Ordonnances ecclésiastiques, qui règlent la vie religieuse genevoise à la mode calviniste.

Portrait de Jean Calvin (1509-1564)
Gravure sur bois tirée de : Théodore de Bèze, Les vrais pourtraits des hommes illustres en piété et doctrine, Genève, 1581 (BCU Lausanne : 1J 30)

De retour à Lausanne, Viret s’implique dans le développement de l’Académie de Lausanne naissante. Cette haute école constitue la première institution d’éducation supérieure protestante implantée dans un territoire francophone. Viret fait jouer ses relations, en particulier Calvin, pour attirer des professeurs de talent. La ville de Lausanne devient, grâce à l’Académie, un centre important du monde protestant, attirant des savants et des étudiants provenant de toute l’Europe. Parmi les professeurs ayant enseigné à l’Académie lorsque Viret était pasteur de Lausanne, il faut citer Conrad Gessner (1516-1565), Celio Secondo Curione (1503-1569) et Théodore de Bèze (1519-1605).

Le Zurichois Conrad Gessner (1516-1565) est célèbre encore aujourd’hui pour ses travaux pionniers en zoologie (Historiae animalium, 1551-1558) et en botanique. Gessner a également composé une bibliographie universelle, visant à décrire tous les livres latins, grecs et hébreux connus de son temps (Bibliotheca universalis, 1545). Il enseigne le grec à l’Académie de Lausanne entre 1537 et 1541 et gardera pour le reste de sa vie des relations amicales avec Viret et avec Jean Ribit, son successeur à la chaire de grec.
Gravure sur bois tirée de : Reusner, Nicolaus, Icones, sive imagines virorum literis illustrium, Strasbourg, 1587 (BCU Lausanne : 1J 31)

Celio Secondo Curione (1503-1569) est un humaniste originaire de Turin qui, converti au protestantisme, a dû se réfugier en Suisse en 1542 pour fuir l’inquisition. Nommé directeur du collège des boursiers et professeur en Arts libéraux à l’Académie de Lausanne, Curione y enseigne jusqu’en 1546. C’est un puriste de la langue latine et Cicéron constitue le modèle qu’il imite de manière aussi serrée que possible dans ses écrits. Curione édite lui-même un volumineux dictionnaire de latin cicéronien, des ouvrages de dialectique, de rhétorique latine, des ouvrages anti-catholiques ainsi qu’une réflexion sur la meilleure manière d’organiser le cursus scolaire, qu’il dédie à Pierre Viret et à son collègue, le pasteur Béat Comte.
Gravure sur cuivre tirée de : Jean-Jacques Boissard, Bibliotheca chalcographica, Francfort, 1650-1654 (BCU Lausanne : 1J 68/2)

Théodore de Bèze (1519-1605) est un jeune humaniste français au moment où il arrive à Lausanne en 1548. Il vient de se convertir à la Réforme et de quitter sa patrie par crainte des persécutions. Pierre Viret reconnaît immédiatement le talent du jeune homme et parvient à le retenir comme professeur de grec à l’Académie. En 1558, Bèze donne sa démission et se rend à Genève, où il ne tarde pas à devenir pasteur puis le premier recteur de l’Académie genevoise, fondée en 1559. A la mort de Calvin, en 1564, Théodore de Bèze devient la personne la plus influente dans l’Eglise genevoise. C’est lors de son enseignement lausannois que Bèze a composé l’Abraham sacrifiant, qui marque une étape importante dans l’histoire du théâtre en langue française. La pièce a été jouée par les étudiants de l’Académie lors des promotions de 1550.
Théodore de Bèze, Abraham sacrifiant, [Genève, Jean Crespin et Conrad Badius], 1550 (MHR, Genève, B 07(50), photo BGE)

La Bibliothèque de l’Académie, qui forme le noyau initial de la Bibliothèque cantonale et universitaire, est fondée alors que Viret est pasteur à Lausanne. Les autorités bernoises accordent un montant de 200 florins par an pour les nouvelles acquisitions. Cette somme, ainsi que la responsabilité du choix des livres, sont confiées au recteur de l’Académie et à l’un des deux pasteurs de la ville. Certains livres conservés à la BCU portent encore sur leur reliure les traces de leur appartenance à la Bibliothèque de l’Académie : la marque à l’ours, symbole de la République de Berne, qui les a financés, ou encore le crochet en fer qui permettait de relier le livre par une chaîne à un pupitre de consultation, pour éviter les vols.

 

Marque à l’ours et crochet métallique permettant d’enchaîner les livres aux pupitres de lecture (BCU Lausanne : 3A 38)

Durant son pastorat à Lausanne, Viret surveille de près les mœurs de ses paroissiens. Un Consistoire, tribunal composé de laïcs et d’ecclésiastiques présidé par le bailli (représentant des autorités bernoises) est introduit à Lausanne. Les personnes contrevenant aux Edits de Réformation, que ce soit pour des jeux d’argent, des excès d’alcool et de nourriture ou pour adultère, sont convoqués devant ce tribunal où siège Viret. Le bailli de Lausanne peut infliger des peines pécuniaires, de prison, voire de bannissement. Le contrôle des mœurs voulu par Viret n’est pas accepté par une partie des Lausannois, qui redoutent une discipline aussi stricte dans leur ville que dans la Genève de Calvin. En 1543, à l’issue d’un vigoureux sermon prononcé le dimanche précédant Noël, Viret est interpellé par Jacques de Praroman et d’autres Lausannois qui affirment : « on n’est pas à Genève ici, ni prêts à faire ce que vous y faites ».

Jeux jetés au feu
Gravure sur bois tirée de : Johannes Stumpf, Gemeiner loblicher Eydgnoschafft, Zurich,1548, livre 8, f. 432 (BCU Lausanne : 3F 44)

En 1558, un conflit aux graves conséquences éclate entre Viret et les autorités souveraines bernoises. Viret et ses collègues pasteurs et professeurs à Lausanne demandent qu’une discipline ecclésiastique plus stricte soit introduite dans le Pays de Vaud. Le principal point de divergence concerne le droit d’excommunication. Craignant de « profaner la Cène », Viret exige que le consistoire ait la compétence d’interdire l’accès à ce sacrement aux pécheurs impénitents. Les autorités bernoises refusent de céder sur ce point, craignant d’accorder trop de pouvoir aux ecclésiastiques aux dépens du pouvoir civil. En mars 1558, Calvin pressent déjà quelle sera la fin de cette lutte entre Viret et les Bernois. Il encourage Viret à ne pas fléchir, quitte à devoir s’exiler à Genève avec ses partisans : « Satan, à ce que je vois, mène tes adversaires tête baissée et leur fait refuser ce qu’ils pouvaient sans danger t’accorder. Maintenant que tu n’as plus rien à faire avec eux, il te faut accomplir le dernier acte : déclarer franchement aux Bernois qu’il ne t’est pas permis de temporiser plus longtemps. C’est un dur combat, mais il le faut. Si tu dois quitter ton poste actuel, il te faudra donc revenir à l’ancien. Mais Genève, dira-t-on, ne suffira pas à un si grand nombre. Elle étendra, j’en suis sûr, le tour de ses murailles plutôt que d’en exclure les fils de Dieu ! » (Calvin à Viret, 16 mars 1558, trad. du latin par Henri Meylan, Silhouettes du XVIe siècle, 1943, p. 47-48).<

Cène protestante au XVIIe siècle
Vitrail du choeur de l’église de Schlosswil (BE), détail (Photo : Denkmalpflege des Kantons Bern)

Après de multiples courriers échangés durant l’année 1558 et plusieurs convocations des pasteurs et professeurs lausannois à Berne, les autorités civiles bernoises acceptent que les pasteurs puissent examiner la vie privée de leurs paroissiens et les interroger avant la Cène sur les points fondamentaux de la religion chrétienne. Cette concession parvient au Conseil de Lausanne la veille de Noël, trop tard pour que Viret ait le temps de l’appliquer avant la Cène prévue pour le lendemain. Viret demande donc au Conseil de Lausanne l’autorisation de reporter la Cène d’une semaine et de la célébrer le 1er janvier 1559. Un débat extrêmement houleux s’ensuit, où peu s’en faut qu’on en vienne aux mains. Finalement, la majorité des Conseillers lausannois acceptent le report souhaité par Viret.

Lettre de Pierre Viret aux Seigneurs de Berne datée du 14 novembre 1557 sur l’examen préalable à l’admission à la Cène
Original autographe conservé aux Archives cantonales vaudoises (Bd 1/3, p. 403)

La décision de reporter la Cène prise à la demande de Viret outrepassait les compétences politiques du Conseil de Lausanne. Le bailli avertit immédiatement ses supérieurs à Berne qui, furieux, ordonnent aux Lausannois de ne pas célébrer la Cène le 1er janvier, menaçant, en cas de désobéissance, de supprimer toutes les franchises et privilèges dont jouit encore la ville de Lausanne. Rassemblé d’urgence le 30 décembre, le Grand Conseil bernois démet de leur fonction les deux pasteurs de Lausanne, Pierre Viret et Jacques Valier, ainsi que le diacre Arnaud Banc. Le 9 février 1559, voyant que toute réconciliation est impossible, il décide de bannir les trois hommes. En signe de protestation, tous les professeurs de l’Académie et plusieurs dizaines de pasteurs en fonction dans le Pays de Vaud présentent leur démission au souverain bernois. Bannis à leur tour, tous suivront Viret dans son exil à Genève. Ils sont ensuite pour la plupart envoyés en France dans le but d’y implanter la Réforme. Cette crise politico-ecclésiastique entre Viret et Berne a donc eu une influence considérable sur la propagation du protestantisme en France.

Avis de Leurs Excellences de Berne au Conseil de Lausanne suite au report de la Cène de Noël en 1558
Fâchées, les autorités bernoises menacent la Ville de Lausanne de supprimer ses franchises.
Original conservé aux Archives de l’Etat de Berne (A III 161, f. 179 ro)

jeunesse

Jeunesse et formation

Margarita

Un homme exilé

Retour au haut de la page

Les commentaires sont fermés.